Quand S chorégraphe et professeur de hip-hop m’a proposé d’intervenir lors de son évènement, et que j’ai commencé à réfléchir sur les liens entre le hip-hop et la danse- thérapie c’est tout d’abord un tout petit détail qui a attiré mon attention: ce sont les tirets dans le mot hip-hop et dans le mot danse-thérapie!
Ces petits points communs, apparement insignifiants, j’ai envie de leur prêter plus de sens qu’il n’y paraît, car ces tirets pourtant servent à relier, servent de pont entre deux mots, qui l’un sans l’autre n’ont plus le même sens;
Et ces tirets entre hip-hop et danse-thérapie, métaphoriquement, viennent relier nos deux pratiques et sont le premier point commun...
La danse-thérapie telle que je la pratique est une manière d’utiliser le mouvement physique comme une amorce au mouvement psychique, mais pas seulement, j’y reviendrai plus loin.
Elle vient de l’Art-thérapie contemporaine© qui est une méthode de soin qui vient créer les conditions favorables à une émergence de la créativité dans un but de dépassement des difficultés personnelles.
C’est une art-thérapie qui présente l’avantage de ne pas utiliser les médiums classiques que l’on rencontre habituellement en art-thérapie mais se situe dans de la création éphémère, ce qui libère d’un enjeu de production réussi ou non (donc du jugement envers soi), et permet de créer sans attentes, de tenter des choses; J’aime l’idée que c’est comme dans l’art contemporain : l’important ce n’est pas le résultat mais le cheminement. La thérapeutique peut reprendre toute sa place, qui lui est parfois ravie, lorsque l’art- thérapie sous forme d’atelier privilégie l’Art à la thérapie..
D’ailleurs pour revenir à ces petits tirets, dans art -thérapie, il y a art et thérapie et les deux sont reliés, l’un ne va pas sans l’autre, sinon ce n’est plus de l’art-thérapie mais des ateliers d’art.
Non pas que les ateliers d’art ne font pas de bien, ils peuvent tout à fait avoir des effets thérapeutiques, mais ce n’est pas leur visée.
Alors que l’art-thérapie contemporaine© a une visée thérapeutique, une obligation de moyens, tente de mettre tout en place pour favoriser un mieux-être pour la personne en demande et son but n’est pas de transcender et faire disparaître les difficultés grâce à l’utilisation de l’art, qui comme par magie viendrait par une sorte de catharsis créative les gommer. La promesse du bonheur par l’art est illusoire, nombre d’exemples d’ artistes en souffrance l’attestent.
À contrario le mot art peut faire peur, on peut se dire que l’on est pas artiste, que cela n’est pas pour nous.De même pour le mot danse .
Incontestablement il est toujours bon de rappeler qu’en art-thérapie aucun savoir faire n’est demandé.Néanmoins en art-thérapie contemporaine© ce n’est même plus de la question de savoir-faire qu’il s’agit mais au-delà : c’est à dire de savoir « y faire ». Je m’explique : en art-thérapie contemporaine© , le mot art est à entendre non pas comme l’Art avec un grand A, mais comme sa racine latine Ars , qui signifie faire avec.
Je l’entends comme une manière de faire avec le vide, de faire avec son symptôme, de faire avec ses blessures...
De faire, de continuer, avec sa capacité de faire avec justement.
Venons-en maintenant au mot « Danse » qui aussi peut faire peur, car étant bien connoté! Il y a beaucoup de gens qui quand ils entendent le mot danse pensent à des danseurs de ballet, qui se disent aussi que cela n’est pas pour eux, qu’ils ne savent pas faire.
Il y a tout un imaginaire à déconstruire autour de la danse.
Pour ce qui est de la danse-thérapie je trouve que le terme qui serait plus approprié serait thérapie par l’aide du mouvement, ou mouvement-thérapie. Car mouvement ne signifie pas danse au sens strict du mot, il va plus loin.Parfois ne bouger qu’une main, qu’un doigt devient une danse. Même pour une personne tétraplégique, qui ne peut se mouvoir librement.L’important c’est l’état dans lequel on se met lorsque l’on s’apprête à danser, l’ambiance danse et l’imaginaire que l’on peut utiliser de manière à s’inventer des danses singulières, des danses à soi.Le mouvement n’est pas que physique si je puis dire.
J’ai pu venir observer un cours de hip-hop donné par S et j’ai relevé plusieurs points qui m’ont semblé fondamentaux. Le premier est: la liberté, le second: l’énergie, le troisième: l’intention, le quatrième: être toujours dans l’apprentissage et retrouver son âme d’enfant. Je me suis donc documentée sur la naissance du hip-hop, danse qui vient de la rue, née dans les quartiers défavorisés et je suis tombée sur cette phrase d’un jeune homme qui disait:«On est dans le béton alors autant faire avec, on va faire notre culture dans le béton !» C’est il me semble une belle manière, de transcender, voire de sublimer et qui est représentative du rap et du Hip-hop.
À l’image de l’expression venir de la rue qui d’un désavantage devient une force, une qualité. Cela me fait un petit peu penser à l’alchimie, transmuter le métal en or, on est plus à la rue mais on vient de la rue.
C’est ainsi que j’ai eu une idée, une envie, celle de faire un parallèle avec Nietzsche, en tentant une phrase qui aurait pu être prononcée par un danseur de hip-hop:On est dans le béton, alors on va danser sur le béton !
Nietzsche, car c’est à lui que l’on attribue la phrase : La danse comme métaphore de la pensée et que cette idée reviens dans plusieurs de ses écrits. Notamment dans son livre Ainsi parlait Zarathoustra, où il dresse le portrait d’un penseur libre et dansant, qui, selon ce que j’en ai compris contient des corrélations intéressantes qui peuvent illustrer mon propos .
Le personnage principal Zarathoustra rencontre tour à tour un enfant: qui symbolise l’innocence, un lion: qui symbolise la volonté de puissance et le nihilisme affirmatif, et un oiseau: qui symbolise l’envol.
Ce qui m’a interpellée le plus parmi les idées philosophiques de Zarathoustra, c’est qu’il y a le refus du nihilisme négatif pour un nihilisme affirmatif, positif et créateur si je puis dire; Nietzsche face à la contingence absolue du réel propose de l’honorer par une volonté de puissance libre et dansante. Face au chaos irrémédiable il invite à danser, à « s’envoler ». Paradoxalement, il ne s’agit pas de « quitter la terre vers le ciel, mais de rendre la terre légère comme le ciel ».
Autrement dit j’ai l’impression que c’est un petit peu comme la phrase de Sénèque: “La vie ne consiste pas à attendre que les orages passent, mais à apprendre comment danser sous la pluie."
En rapport avec mon intervention où S questionnait l’effet thérapeutique du hip-hop, j’ai regardé à nouveau le clip de Clement Cogitore, issu de l’opéra Les Indes galantes, où des danseurs de krump figurent des jeunes gens qui dansent au dessus d’un volcan.
La Battle, (cercle de danseurs avec un danseur au milieu) est souvent décrite comme un rite de passage, et il me semble qu’il y a l’idée qu’il y aurait comme quelque chose à dépasser, un exutoire à être au sein même de la battle. Ce cercle encercle, protège. À propos Raphaël Stora, danseur et réalisateur, utilise cette belle métaphore: protéger le feu pour pas qu’il s’éteigne.
En faisant le parallèle avec la danse-thérapie telle que je la pratique, je dirai que le cercle peut-être vu comme le cadre sécurisant de la séance, pour que la personne puisse s’exprimer librement. Par ailleurs la Battle contient un début et une fin, ce qui comme en danse-thérapie vient signifier que cet espace est transitionnel, qu’il n’est pas infini, que c’est comme un espace de jeu, de semblant, entre imaginaire et symbolique.
Il me semble que c’est parmi ces choses là que se situe l’effet thérapeutique du hip-hop, avec le fait que le crew(le groupe) soit à l’image d’une famille, permettant l’appartenance à un groupe, et dont les valeurs sont la confiance, le respect, la transmission des aînés vers les plus jeunes.
Les poètes Stéphane Mallarmé et Paul Valéry écrivent, pour le premier que : La danse est une écriture , et pour le second que : Le danseur est l’acte pur des métamorphoses. Quand à moi j’aime à voir le danseur qui se produit en public comme un messager.
Par contre, intimement, au coeur de la séance c’est d’une écriture de soi qu’il s’agit, et le danse-thérapeute vient tout mettre en place pour que les conditions favorables soient réunies pour que se développe cette écriture de soi.
J’ai pu observer une autre corrélation en venant regarder les cours de hip-hop de S, qui conseillait à ses élèves de se poser la question: Quelle est ma narration interne ? En guise d’ exemple elle s’est mise à danser son petit déjeuner, ce qui donnait d’extérieur, en admettant ne pas savoir que c’était son petit déjeuner, une danse singulière où l’on aurait pas su reconnaître l’idée de départ.
On voit bien qu’il y a une abolition du geste comme signe car le geste tend à incarner le sens.Il y a une transduction de mots, de sens, de formes, d’images et de pensées en mouvements.
Cela m’a fait penser au Butō, danse née au Japon, que je pratique moi-même depuis plusieurs années, où le danseur est dans l’incarnation de quelque chose et non sa représentation. C’est un peu comme si c’était le mouvement du sens que l’on voit dans le corps. Cependant comme le Butō, le hip-hop est une danse qui réclame une grande technique et c’est une performance tant au sens propre qu’au sens figuré. La performance peut se trouver dans la recherche d’une technique parfaite, d’effets super impressionnants, mais elle se trouve aussi dans le sens où l’action exécutée est une action éphémère (de surcroit dans les cas où elle n’est réalisée qu’une fois et n’est pas filmée).Les techniques d’isolations extrêmes, hypnotiques, (qu’on peut voir dans le popping, le smurf) donnent l’impression de véritables arrêts sur images, de vidéos rembobinées, accélérées... Mais quand la technique prend le dessus sur tout le reste elle devient quelque chose d’écrasant, enfermant le danseur dans une surenchère de techniques toujours plus impressionnantes et parfaites les unes que les autres, et pouvant lui faire perdre le Having fun, le plaisir de danser. D’ailleurs ces effets là me paraissent parfois représenter un humain assailli de toutes parts par le côté synthétique et incontournable des écrans, le rythme saccadé, la vitesse submergeante du flux d’images, d’informations, d’injonctions à cliquer, à consommer...
Certes, mais cependant le hip-hop est une danse codifiée, comme l’est aussi une autre danse que je connais bien maintenant: le baile flamenco. Il y a des enchaînements qui sont inscrits dans le corps et qui sortent de manière instinctive, entre deux mouvements improvisés réellement; Et il se produit quelque chose de bien curieux qui est que parfois cela marche super bien, c’est l’alchimie, le duende en flamenco, et parfois il ne se produit rien, ça ne fonctionne pas vraiment et on ne sait pas pourquoi!
Ce qui me mène maintenant à la notion d’énergie. En effet l’énergie circulant dans le corps est un point crucial en danse, même la plus grande technique ne serait rien sans l’énergie. En hip-hop on l’appelle le flow. Voici la définition de que j’ai trouvée : désigne un mouvement. Se déplacer dans un courant, comme l'eau. Circuler, comme l'air.
De l’énergie qui se déplace… Cette notion présente dans chaque danse me semble vraiment être très caractéristique et flagrant dans ces trois formes de danses.
Merce Cunningham parlait, lui, de canaux de passage d’énergie qui facilitent son écoulement. Il déclarait : « la danse n’est pas émotion, passion pour une femme, colère contre un homme. Je crois qu’elle est plus originaire (primal) que cela. Dans son essence, dans la nudité de son énergie, c’est une source d’où la passion ou la colère peut naître sous telle forme particulière, la source d’énergie d’où peut être canalisée l’énergie qui passe dans les divers comportements émotionnels. C’est l’exposition éclatante de cette énergie, c’est à dire d’énergie élevée à une intensité suffisante pour faire fondre l’acier chez quelques danseurs, qui procure la grande excitation. Ce n’est pas le sentiment de quelque chose, c’est un coup de fouet sur l’esprit et le corps qui les engagent dans une action si intense que, pendant le cour moment concerné, l’esprit et le corps ne font qu’un. »
Ce point de fusion marque le mouvement de l’immanence, comme il le nomme, c’est à dire: qui réalise le sens dans le mouvement des corps, et à ce point de fusion là les espaces musicaux deviennent des espaces corporels, les notes deviennent des gestes et les gestes des notes, fusion où une forme fond dans l’autre. « Il faut que la conscience soit à l’intérieur du corps comme à l’extérieur, qu’ elle vienne créer la topographie des lieux d’énergie qui vient comme orienter les mouvements sans avoir à les surveiller. »
Je poursuivrai donc avec la notion d’intention. Steve Paxton, danseur, chorégraphe, improvisateur, et pédagogue, initiateur du Contact- Improvisation, déclarait : imaginez mais ne le faites pas. C’est par exemple imaginer que l’on va avancer, et observer pour sentir ce qu’il se passe dans le corps. J’ai relevé que certains danseurs de hip-hop s’inspiraient du mime Marceau, et je me souviens que dans la pratique du mime il y avait justement un exercice de ce style, qui consistait à lever le bras, et ensuite à imaginer lever le bras. Il me semble que c’est le fait que cela vienne à la conscience qui permette ensuite que cette intention puisse devenir visible, ou je dirais plutôt se fasse sentir. Cet effet imaginaire, cette intention, Paxton la décrit comme ceci : « nous étions arrivés ensemble à un endroit invisible mais réel. »
En effet, les sensations perçues sont bien réelles, sensations de poids, de tensions... Ceci est très important en danse-thérapie telle que je la pratique, de surcroît pour des personnes limitées dans leurs mouvements par le handicap ou la vieillesse.
Pour conclure je voudrais terminer ce texte avec le tout dernier point qui est : de retrouver son âme d’enfant.
Anna Halprin, qui à la fin de sa vie, développa la danse-thérapie, s’inspirait des mouvements des enfants, pour approfondir le mouvement libre, spontané, non chorégraphié; c’est elle aussi qui a fait émerger la danse en habits quotidiens avec ce qu’elle nomme les Tasks : les gestes du quotidien. Grâce aux Tasks, elle développe une danse basée sur l’improvisation à partir des gestes empruntés au quotidien, et cela lui permet de travailler avec d’autres personnes que des danseurs professionnels, car ils exécutent des actions sans avoir besoin de la technicité du danseur, c’est le mouvement pur qui importe.
Ainsi, au même moment où Allan Kaprow élabore les happenings en performance, c’est elle qui décidera de quitter la scène pour investir des lieux publics comme la rue, des chantiers, des parkings. Analogiquement au hip-hop.